Association d'Assistants Familiaux Lorrains

Enfants placés, des rêves d’avenir trop grands à financer ?

17-07-2018

À 18 ans, les jeunes issus à l’Aide sociale à l’enfance doivent être autonomes plus vite que les autres. Le contrat jeune majeur, censé les accompagner jusqu’à leurs 21 ans, s'avère trop rare et difficilement applicable. Pour se transformer au final en «sécateur» à rêves... Une proposition de loi vise à l’améliorer.

«Je voulais être infirmière, mais les études étaient trop longues alors je suis devenue auxiliaire de puériculture», dit une femme au fond de la salle. Jambes croisées, une main dans l’autre, les deux sur les genoux. «Je reprendrai mes études plus tard, là je dois travailler», conclut-elle. Assis en cercle, dans un local au fond d’une cour pavée du VIIe arrondissement parisien, dans les locaux de l’association d’entraide Repairs, une dizaine de jeunes se racontent. Tous sont issus de l’Aide sociale à l’enfance, l’ASE. Plus connue sous le nom d’un acronyme qui n’existe plus depuis trente-cinq ans : la DDASS. Confiés à 3 mois ou à 17 ans à la protection de l’enfance, ces jeunes doivent voler de leurs propres ailes, vite, très vite.

«J’ai fait un an de LEA grâce au contrat jeune majeur. Comme il n’a pas été prolongé, j’ai dû ensuite faire une formation en alternance comme éducateur spécialisé», explique Joao, pris en charge par l’ASE à 14 ans. Il rêvait d’étudier le droit. Tony, lui, a toujours voulu être ingénieur. Confié au même organisme entre l'âge de 4 et 12 ans, il a pris des voies détournées pour avoir son bac + 5. «Tous les professeurs me disaient de faire une prépa car j’avais des bons résultats, mais je devais choisir une voie d’apprentissage pour avoir le contrat jeune majeur», se souvient-il.

Flou juridique

Quand un jeune sort du dispositif de la protection à l’enfance, à 18 ans, ce contrat est le seul moyen pour lui d’être accompagné dans un projet de réinsertion. Mise en place en 1974, à la suite de l’abaissement de l’âge de la majorité de 21 à 18 ans, cette aide offre un soutien psychologique, financier, logistique et éducatif pour prolonger l’accompagnement d’un jeune en difficulté au plus tard jusqu’à ses 21 ans. Si la protection de l’enfance relève d’une compétence départementale obligatoire, le contrat jeune majeur est «entouré d’un grand flou juridique et en conséquence d’arbitraire dans les pratiques», affirme Romain Verdier, avocat et ancien directeur de DDASS. Brigitte Bourguignon, la présidente (LREM) de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale prévoit dans une proposition de loi, discutée dans l'Hémicycle le mercredi 11 juillet, de rendre obligatoire le contrat jeune majeur pour les mineurs issus de l’ASE afin de pallier ce flou juridique.

Grâce au dispositif, Tony a bénéficié d’un soutien d’un an pendant lequel l’ASE a payé le loyer de son foyer jeune travailleur et lui a versé 500 euros par mois. Etienne Lucas, responsable du service suite de l’association Action Enfance, se souvient de Kevin, confié à l’aide sociale à l’enfance à 6 ans. «Il voulait intégrer une prépa pour être ingénieur, l’inspectrice de l’ASE a refusé de lui accorder l’aide en raison de la durée des études.» L’association Action Enfance a alors accompagné Kevin pour contester la demande. «Nous avons établi un budget très précis pour montrer combien le projet allait coûter et combien le département devait payer. L’association a trouvé une résidence étudiante, l’ASE a financé le loyer et Action Enfance a payé la scolarité avec ses fonds propres», détaille Étienne Lucas.

Le CAP ou la rue

Combien sont-ils à devoir calculer, négocier un droit d’études à la hauteur de leurs ambitions ? «Des jeunes qui veulent faire des études longues sont des exceptions. Le contrat jeune majeur permet surtout de rattraper le temps perdu pendant l’enfance et de les préparer à être autonomes», explique Isabelle Frechon, chercheuse au CNRS. Baladés de foyers en familles d’accueil, d’une ville à une autre, les enfants placés connaissent plusieurs épisodes de déscolarisation qui ne facilitent pas les projets universitaires. Selon une étude de l’Institut national d’études démographiques (Ined), alors que seulement 1% des jeunes de 17 ans de la population générale sont dans des formations spécifiques (remise à niveau en langue, formation pour jeunes sortis précocement du système éducatif,...), ils sont dix fois plus nombreux parmi les jeunes placés du même âge et 40% se dirigent vers un CAP contre seulement 11% en population générale.

Tu grandis avec cette angoisse. Alors tu fais un CAP pour avoir un toit

Les filières courtes et professionnalisantes sont des bouées de sauvetage vers lesquelles les éducateurs dirigent systématiquement les jeunes placés pour leur éviter la rue dans un pays où un SDF sur 4 est un ancien enfant placé. «Parmi les jeunes sortis de placement entre 17 et 20 ans, 7% connaissent un épisode de rue dans les premiers mois qui suivent la sortie, ils sont 20% parmi ceux à qui on a refusé», souligne Isabelle Frechon. «Tu grandis avec cette angoisse. Alors tu fais un CAP pour avoir un toit, témoigne Lyes Louffok, membre du Comité national de la protection de l'enfance (CNPE). Moi qui déteste cuisiner, j'ai fait un CAP cuisine... »

«C’est le système qui impose cela. À 21 ans, ces jeunes n’auront plus personne pour les aider donc il faut qu’ils aillent vite», affirme Étienne Lucas. «Ce n’est pas une question de mauvaise volonté, seulement après 21 ans, on ne peut plus les prendre en charge », confirme Khaled Benlafkih, éducateur à l’ASE en Seine-Saint-Denis. Pour Flore Capelier, cadre technique à l’Aide sociale à l’enfance de Paris, «le département est assez seul, il est garant jusqu’à 21 ans puis la loi le dessaisit totalement».

"Plus vite un jeune sort du dispositif, moins cela nous coûte"

Si l’argument de la limite des 21 ans est implacable, les contrats vont rarement jusqu’à cet âge. D’après une étude de l’Ined réalisée en 2016 sur sept départements, 50% des jeunes placés à 17 ans sortent du système à 19,5 ans. Dans les locaux de Repairs, l’association départementale d'entraide des personnes accueillies en protection de l'enfance (ADEPAPE) de Paris, Léo Mathey le confirme : «Notre mission est d’accompagner les jeunes après 21 ans, mais, de plus en plus, la moyenne d’âge des adhérents se situe autour de 19 ans». Un changement qui s’explique par la durée et rareté des contrats. En 2016, seulement 1% durent plus d’un an et le dispositif perd du terrain dans un tiers des départements. «Entre 2013 et 2016, le nombre de jeunes placés entre 16 et 17 ans a augmenté de 20% alors que le nombre de contrats "jeune majeur" a diminué de 1% avec de fortes inégalités selon les politiques départementales», observe Lucy Marquet, enseignante-chercheure à l’Université de Lille.

Quand le contrat est encore en place, les exigences pour l’obtenir sont telles que certains préfèrent ne pas la demander. «Je veux avoir le moins d‘affiliation possible avec l’ASE», affirme Audrey, 19 ans. Après un contrat jeune majeur d’un an, son éducateur lui dit qu’elle doit travailler à temps complet pour être logée. «J’avais l’impression que l’ASE me mettait des bâtons dans les roues», se rappelle-t-elle. Certainement pour faire des économies. «Plus vite un jeune sort du dispositif moins cela nous coûte», affirme une responsable ASE en Seine Saint-Denis sous couvert d’anonymat. Un gâchis économique, selon Antoine Dullin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental. «Le budget annuel de l’aide sociale à l’enfance est de 7,5 miliards d’euros, un jeune placé pendant dix ans coûte un million d’euros. Quel est l’intérêt d’investir autant si l’on ne poursuit pas après», demande-t-il.

Une sélection opaque

Si un jeune n’est plus scolarisé, qu’il ne sait pas ce qu’il va faire de sa vie, l’éducateur ne va pas défendre son projet

Pour réduire les charges, certains départements financent les projets les moins coûteux. Faute d’avoir une liste de critères préétablis et publics, le tri se fait de façon opaque, «à la tête du client», d'après Antoine Dulin. Pour accéder au contrat, le jeune majeur écrit une lettre de motivation, puis son dossier est étudié par un inspecteur. «Une formation qualifiante, un bilan d’insertion à court terme, des filières courtes et sans problèmes trop complexes seront privilégiés», résume Olivier Duplan, responsable du Pôle protection de l’enfance à l’association Apprentis d’Auteuil.

Interrogé sur les critères d’attribution, Stéphane Troussel, président du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, évoque «une évaluation de la fragilité, de la situation personnelle, de l’avance du parcours d’insertion, de la capacité d’hébergement autonome pour poursuivre». Pour les acteurs du terrain, les critères sont plus évidents. «Si un jeune n’est plus scolarisé, qu’il ne sait pas ce qu’il va faire de sa vie, l’éducateur ne va pas défendre son projet donc il n’aura pas son contrat jeune majeur», assure Khaled Benlakfli. Mais si les services connaissent bien le jeune en question, le dossier aura plus de chances de passer. «S’il a été suivi de façon régulière par l’Ase, qu’il sait écrire une bonne lettre de motivation et qu’il se plie aux injonctions de formation de l’ASE, on l’accompagnera», affirme une responsable en Seine-Saint-Denis.

Un dispositif saturé

Pour beaucoup de départements, la sélection se justifie par un manque de moyens amplifié par l’arrivée des «mineurs non-accompagnés» (MNA), les jeunes migrants sans famille dont les départements ont obligatoirement la charge. Selon un rapport d’information du Sénat de 2017, leur nombre est passé 4000 en 2010 à 25.000 en 2017. «Avec l’augmentation des MNA, notre dispositif d’aide sociale à l’enfance est saturé», assure Frédéric Bierry, président de la commission solidarité et affaires sociales de l'Assemblée des départements de France (ADF). Selon un rapport de l’ADF, en 2017 les MNA représentent entre 15 et 20% des mineurs pris en charge par l’ASE. La participation financière de l’État à cette charge fait l’objet d’un bras de fer entre le gouvernement et les départements.

Pour Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny, rien de nouveau. «La question de la protection des mineurs étrangers date du milieu des années 1990. Le problème est nouveau dans son acuité mais pas dans sa réalité». La nouveauté est celle de la bataille entre l’État et les départements. «L’État est dans une position incantatoire que les départements n’acceptent pas», résume Jean-Pierre Rosenczveig. Le contrat jeune majeur, lui, devient alors une variable d’ajustement en attendant que les acteurs s’entendent.

Concurrence entre jeunes majeurs et migrants

Nous préférons les contrats de courte durée

Au-delà de la mise en concurrence entre jeunes majeurs et migrants, la gestion des contrats jeune majeur subit de grandes disparités géographiques. Alors que dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais, 88% des contrats sont signés pour une durée inférieure ou égale à 6 mois, dans les départements de la région d'Île-de-France seulement 35% ont cette durée. Dans le Bas-Rhin, le contrat jeune majeur est «conclu pour une durée de 6 mois et son renouvellement sera soumis à l'appréciation du président du Conseil général et accordé à titre exceptionnel», assure le site Internet du département. «Nous préférons les contrats de courte durée», confirme Frédéric Bierry, président du conseil départemental du Bas-Rhin.

Certains départements comme le Loiret abandonnent même le dispositif pour le remplacer par une nouvelle allocation gérée par les services d’insertion sociale. «L’Allocation jeunes insertion Loiret (AJIL)ne dépend pas de l’aide sociale à l’enfance car garder les enfants de l’ASE dans le giron de la protection de l’enfance revient à leur rappeler leur passé», souligne Jacky Guérineau, directeur général adjoint du Loiret. L’idée serait alors d’orienter le plus rapidement possible tous les jeunes en difficultés vers des dispositifs de droit commun accessibles à tous les jeunes. «Tout le monde en fait des tonnes avec le droit commun, déplore Léo Mathey, mais quelles aides propose au juste le droit commun pour les 18-25 ans ?»

Source : Par Sevin Rey | Le 10 juillet 2018