"la priorité des priorités, c'est l'enfant" : entretien avec la défenseure des droits après la publication de recommandations sur la protection de l'enfance
17-03-2025
La protection de l'enfance est en crise. Avec plus de 24 000 mesures de protection, le Nord est le département le plus touché de France, mais il n'est pas le seul. Les moyens manquent. Alerté il y a deux ans par des magistrats, le Défenseur des droits s'est auto-saisi. Claire Hédon a répondu à nos questions.
Face aux nombreuses remontées de cas et à l'alerte lancée par des juges des enfants, le Défenseur des droits s'est auto-saisi en novembre 2022. L'institution est indépendante. Elle a des pouvoirs de médiation, d'enquête et d'instruction.
Une décision-cadre a été rendue le 29 janvier 2025. Claire Hédon nous a reçus dans son bureau parisien pour nous expliquer les recommandations émises. Un seul objectif : mieux protéger les enfants.
La France a signé la Convention internationale des droits de l'enfant en 1990. Qu'est-ce que cela lui impose ?
Claire Hédon : "Quand la France ratifie une Convention internationale, cela l'oblige dans son droit interne. Ce qui est inscrit dans la Convention internationale des droits de l'enfant doit être appliqué. Qu'y-a-t-il d'essentiel dans cette Convention ? C'est l'intérêt supérieur de l'enfant.
L'État est garant de l'application de la Convention internationale des droits de l'enfant. Le département est chef de file de la protection de l'enfance. Nous, institution du Défenseur des droits, nous travaillons à vérifier le respect de cette Convention".
Intérêt supérieur de l'enfant, qu'entend-on par là ?
CH : Le respect des droits de l'enfant, c'est son droit à l'éducation, son droit à la santé, le droit de ne pas être victime de violences. Tous ces droits sont interdépendants et indissociables. C'est cet ensemble de droits qui permet le bon développement de l'enfant.
Le travail que nous avons fait sur la protection de l'enfance a consisté à étudier si le droit est respecté, si l'intérêt supérieur de l'enfant est respecté. C'est la spécificité d'une institution comme la nôtre.
Comment est venue l'alerte ? Quand avez-vous décidé de vous auto-saisir sur ces dossiers de protection de l'enfance ?
CH : Cela fait des années qu'il y a des difficultés. Il y a manifestement une accélération. Il y a deux ans, pour la première fois, nous avons été alertés par des magistrats qui nous ont dit : "Nos décisions de placement, d'accompagnement en milieu ouvert, ne sont pas appliquées, alors qu'il y a une décision de justice".
Ça n'était jamais arrivé dans l'histoire de l'institution que des magistrats nous alertent là-dessus. On les remercie. Ils ont été courageux. Mais ces magistrats ne peuvent pas nous saisir, c'est dans la loi organique. Nous nous sommes donc auto-saisis dans un certain nombre de départements.
Ces difficultés ont un impact direct sur les enfants et sur les droits de l'enfant. Dans certains départements, on a eu des décès d'enfants consécutifs à un non-placement.
Claire Hédon, Défenseure des droits
Votre enquête s'est concentrée sur quatorze départements. Sept décisions et une décision-cadre ont été rendues pour le moment. Comment avez-vous travaillé ?
CH : Jusqu'alors, nous étions intervenus sur des situations plutôt individuelles. Jamais nous n'étions partis en enquête dans autant de départements en même temps.
Deux ans, c'est important. Nous avons de forts pouvoirs d'enquête. On a demandé les pièces aux départements, aux ARS, aux préfets, à l'Etat. On a demandé un certain nombre de documents qui nous ont été donnés. C'est obligatoire. Les équipes de juristes ont également fait des visites sur place. A partir de là, on a constaté certaines difficultés, certains dysfonctionnements dans l'accès aux droits.
Ce sont des décisions de justice qui ne sont pas appliquées, des accompagnements en milieu ouvert qui ne sont pas faits, des placements qui ne sont pas faits, des alertes sur des situations de maltraitance où il n'y a pas d'enquêtes qui ont été menées.
Evidemment, ces difficultés ont un impact direct sur les enfants et sur les droits de l'enfant. Dans certains départements, on a eu des décès d'enfants consécutifs à un non-placement.
A quel point la situation s'est-elle aggravée ?
CH : Ce qui nous a alerté dans cette enquête, c'est qu'il y a une augmentation des signalements. Il y a une augmentation de la prise de conscience du danger pour les enfants. Il y a aussi les impacts du covid, les difficultés d'accès aux soins en santé mentale, les difficultés dans l'éducation, les mères seules, l'impact des écrans aussi sur la santé mentale des enfants.
Un enfant qui n'est pas pris en charge en pédopsychiatrie ou en psychiatrie dans les temps nécessaires. Un enfant qui est balloté de foyers d'accueil en familles d'accueil. On a vu des enfants qui ont été déscolarisés pendant plusieurs mois. Ce n'est évidemment pas comme ça que vous pouvez réussir scolairement. Ça a des impacts très concrets sur les enfants et sur leur développement.
Vous émettez 46 recommandations pour mieux protéger les enfants. Y-a-t-il une priorité ?
CH : C'est un ensemble de priorités. La défense de l'intérêt supérieur de l'enfant, c'est s'intéresser à son accès aux soins, à son accès à l'éducation, au fait d'être protégé contre toute forme de violences. Tous ces droits sont interdépendants et indissociables. Il faut agir sur cet ensemble en même temps si on veut réellement protéger les enfants.
La question du logement est centrale. Les familles sont dans des logements exigus, ce qui peut entraîner des carences éducatives.
Dans vos recommandations, vous abordez la question des contrôles. Comment faire en sorte qu'il y ait des garde-fous ?
CH : Effectivement, les familles d'accueil, les foyers d'accueil ne sont pas suffisamment contrôlés. Ce qui nous inquiète aussi, ce sont les lieux d'accueil. On a vu des enfants accueillis dans des gîtes, dans des hôtels, dans des appartements loués pour l'occasion avec trop peu de travailleurs sociaux autour d'eux, donc pas les conditions pour que l'enfant soit réellement protégé.
Placer les enfants dans ce genre de lieu, déjà c'est interdit par la loi. Mais le grand risque pour les enfants, c'est de tomber dans des réseaux d'exploitation de l'être humain, des réseaux de prostitution pour les filles, des réseaux où les garçons sont incités à commettre des délits.
Un autre point qui me frappe aussi, c'est que la protection de l'enfance touche beaucoup d'enfants en situation de handicap. Or, de nombreux départements ne sont pas capables de nous dire quel est le pourcentage d'enfants en situation de handicap parmi les enfants qui sont en foyer ou en milieu ouvert. Il y a un certain nombre de données qu'on n'a pas. Si on n'a pas de données précises, on ne peut pas prendre en charge les enfants correctement.
Faut-il revenir à un système centralisé ?
CH : On ne va pas rêver de ce qui se passait avec la DDASS. Je ne crois pas à une centralisation qui résoudra tous les problèmes parce qu'il y aura toujours des inégalités territoriales. Il y a une responsabilité des départements, ils sont chefs de file, mais il y a une responsabilité de l'Etat central. Quand on parle d'accès aux soins, quand on parle d'accès à l'éducation, quand on parle de lutte contre la pauvreté, c'est bien l'Etat central qui est responsable.
Je voudrais vous donner un exemple : la contractualisation des départements avec l'Etat dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. Notre enquête a permis de montrer que cette contractualisation qui donne un appui financier au département représente en fait moins de 2% du budget du département en protection de l'enfance. Vous voyez bien comment l'appui de l'Etat est minime et pas suffisant.
Une de nos recommandations très concrètes, c'est que l'Etat apporte un financement suffisant aux départements pour les accompagner dans la protection de l'enfance.
Vous n'avez pas de pouvoir d'injonction. Ces 46 recommandations, à quoi vont-elles servir ?
CH : On fait des recommandations et surtout on fait un suivi de nos recommandations. On a donné aux départements 4 mois pour nous répondre. Mais également aux ARS, aux préfets, aux différents ministères à qui on s'est adressé. Au bout de 4 mois, on va demander des réponses et on verra ce qui a avancé et ce qui n'a pas avancé. On ne va pas lâcher le morceau parce qu'on a encore des réclamations sur des situations très concrètes qui montrent que les difficultés perdurent.
Il y a des recommandations qui demandent des moyens financiers, je ne vais pas vous le cacher, mais il y a aussi des recommandations qui sont des questions d'organisation. Il faut un meilleur dialogue entre les professionnels de terrain et l'encadrement au sein du département. Il faut développer le rôle des conseillers en économie sociale et familiale. Il faut développer les PMI, la protection maternelle et infantile qui joue un rôle absolument central dans la protection de l'enfance. Le rôle des assistantes sociales dans les établissements scolaires est absolument indispensable ; or il y a pas mal d'établissement où il n'y a pas d'assistante sociale.
On a tendance à leur dire "faites des études courtes, parce qu'à 18 ans, vous n'allez plus être en protection de l'enfance".
Claire Hédon, Défenseure des droits
Vous préconisez juste de faire ce qu'on sait déjà faire et d'y mettre les moyens. Ce n'est pas un big bang que vous demandez.
CH : Clairement, ce que demande le Défenseur des droits, c'est que le droit soit appliqué. Dans notre législation, il y a tout ce qu'il faut pour protéger suffisamment bien les enfants. Ce qu'on demande juste, c'est que la loi soit appliquée. Il n'y a pas besoin ni d'un big bang, ni de changer la loi, il y a besoin d'appliquer la loi.
Et surtout, il faut avoir de l'ambition pour ces enfants qui sont en protection de l'enfance. Je veux parler évidemment de la question de la réussite scolaire, mais aussi de ce qu'ils deviennent à 18 ans. L'âge moyen de départ d'un enfant de chez ses parents, c'est 24 ans. Et en protection de l'enfance, à 18 ans, on laisse les enfants se débrouiller. On a tendance à leur dire "faites des études courtes, parce qu'à 18 ans, vous n'allez plus être en protection de l'enfance".
Il y a une obligation dans la loi : d'avoir un entretien avec l'enfant un an avant ses 18 ans pour savoir quels sont ses projets. Très souvent, cet entretien n'a pas lieu.
Comme le disent certains juges des enfants : la protection de l'enfance, ça ne rapporte pas.
CH : Oui, mais que veut-on comme société ? Quel est l'objectif de notre société ? Si la question des droits de l'enfant n'est pas centrale, je ne vois pas quelle est la priorité dans notre société. La priorité des priorités, c'est l'enfant.