« ici, c’est différent » : un village fait cohabiter enfants placés et personnes âgées
27-10-2025
À Bonnefond, village perché sur le plateau de Millevaches, l’association Live réinvente la protection de l’enfance : des jeunes placés y grandissent sans écrans, entre potager, bricolage et repas partagés avec des seniors.
Bonnefond (Corrèze), reportage
Caroline s’affaire dans l’arrière-cuisine. Entre les fruits qui compotent dans les casseroles, elle monte une chantilly à la main pour accompagner le dessert du jour : meringue et nectarines flambées. Celle qui fêtera ses 18 ans dans quelques jours est arrivée à Bonnefond il y a deux ans. Avant, elle alternait entre familles d’accueil et passages chez ses parents, puis a été placée en foyer, « l’un de ceux où ça pète : agressions, viols et la drogue qui tourne beaucoup ».
Quand elle a débarqué dans ce village de 110 habitants, perché sur le plateau de Millevaches, elle était « en colère contre tout ». « Je faisais tout pour partir ! » Puis elle a appris à cuisiner, a passé son BSR, a fait un road trip à mobylette et, enfin, a accordé sa confiance. « Ici, c’est différent. Ils ne nous lâchent pas », glisse-t-elle.
« Ils », ce sont Florence et Philippe Saint-Marcoux, tous deux animés par la protection de l’enfance et à l’origine de Live (pour Lieu intergénérationnel de vie ensemble), une association habilitée par l’Aide sociale à l’enfance à recevoir des enfants placés et financée par le département.
Défaillances de l’Aide sociale à l’enfance
En trente ans, Florence est passée par tous les postes de la protection de l’enfance, d’assistante sociale à directrice de structure d’accueil. Dans une autre vie, Philippe a été maître d’hôtel et sommelier dans un restaurant étoilé, puis a passé un agrément pour devenir assistant familial.
« Les foyers sont des Cocotte-Minute. Et les familles d’accueil sont livrées à elles-mêmes »
Chacun, à son niveau, s’est heurté aux problèmes que rencontre l’Aide sociale à l’enfance : manque de moyens, structures inadaptées, maltraitance… Ces défaillances dans la protection de l’enfant en France ont d’ailleurs fait l’objet d’une commission d’enquête parlementaire en début d’année. « Les foyers sont des Cocotte-Minute. Et les familles d’accueil sont seules, livrées à elles-mêmes. Il fallait un entre-deux », explique Florence Saint-Marcoux.
Après avoir dirigé un lieu de vie dans le Maine-et-Loire, le couple a eu l’idée d’une structure intergénérationnelle en voyant les jeunes échanger avec la grand-mère de Florence. « Ils me disaient “il ne faut pas laisser les vieux en maison de retraite, ils sont mieux avec nous”. Ça a fait tilt. »
Ils ont créé l’association Live en 2018 et se sont mis en quête de leur lieu de vie où mêler enfants et seniors. « Ça n’a pas été facile. Il nous fallait trois maisons et le soutien du village. Après une énième visite de ruine, je suis tombée par hasard sur l’auberge de Bonnefond, qui était à vendre », raconte Philippe.
Les enfants placés partagent leur repas avec les habitants du village, comme Jacky 82 ans. © Amandine Sanial / Reporterre
Le maire de l’époque a cru en leur projet malgré des réticences dans le village. « Ils pensaient qu’on venait avec des enfants qui brûlaient des voitures », dit Philippe en souriant. Il faut dire que le lieu de vie corrézien n’entre dans aucune case. Ici, les enfants placés ont leur propre maison : les Milans est celle des plus petits, les Menhirs, celle des ados dès 14 ans et les Tilleuls, l’ancienne auberge du village, celle où jeunes et seniors se retrouvent pour un repas, une fête, ou simplement pour discuter. La vie de groupe est encadrée par des éducateurs qui veillent au suivi des enfants et au respect des règles de l’association.
Potager, tricot et champignons
Rapidement après l’ouverture du lieu, les enfants se sont intégrés à la vie de Bonnefond et la mayonnaise a pris. Les seniors du village passent depuis prendre le café aux Tilleuls, partagent un repas. En retour, les enfants donnent des coups de main, cuisinent, font la discussion. Nicole apprend aux jeunes à tricoter, Jacky les emmène aux champignons. « Pour les habitants du village, les enfants sont parfaits. Pourtant, il y a un énorme travail derrière, qui ne se voit pas », dit Florence.
Certains enfants qui n’ont pas supporté la vie en communauté ou n’ont pas respecté les règles ont dû quitter le lieu de vie. Au quotidien, des tensions subsistent et l’adaptation prend parfois du temps, mais les jeunes qui ont pris le pli restent en général plusieurs années. « Il y a forcément des disputes, mais dans l’ensemble, on s’entend tous bien ici », résume Caroline.
Comme d’autres jeunes à Bonnefond, Caroline fait partie des volontaires pour apprendre la cuisine auprès de Philippe Saint-Marcoux, l’un des visages de Live. © Amandine Sanial / Reporterre
Ce samedi, les ados récoltent les courgettes du jardin, qu’ils mangeront au dîner. « Robert m’a appris à retourner la terre et à savoir quand semer les haricots. Comme il est hospitalisé, on prend soin de ses légumes », explique Axel, 14 ans, en bêchant les pommes de terre. Bottes en caoutchouc et chapeau sur la tête, il est ravi : depuis son arrivée à Bonnefond l’an dernier, il a découvert la nature et a appris à reconnaître les oiseaux.
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Shana et Naima, 14 et 15 ans, se chargent de cueillir les tomates dans la parcelle d’à côté. « Au début, je n’aimais personne et j’avais peur de Philippe », raconte Shana. Si, aujourd’hui, elle se sent bien, c’est finalement grâce à lui et à Florence. « Ils s’occupent de nous comme devraient le faire des parents », décrit-elle, une pointe de tristesse dans la voix.
Le binôme se voit plus comme des parrains qui donnent aux jeunes le coup de pouce qu’ils n’ont jamais eu : ils ont emmené Mathis et Océane célébrer leurs 18 ans à Dublin « pour qu’ils apprennent à faire la fête sans se mettre en danger », explique Florence. Cet été, la joyeuse bande est allée en Suisse observer la fonte des glaciers et sensibiliser les ados au réchauffement climatique.
Naima, Axel et Shana redescendent au village, les bras chargés de pommes de terre. © Amandine Sanial / Reporterre
Live accueille une quinzaine d’enfants de 6 à 19 ans, en fonction des places qui se libèrent et de l’envie des jeunes, qui doivent écrire une lettre résumant ce qu’ils cherchent dans un lieu de vie. « On essaie de leur donner une chance, mais on ne prend jamais un enfant qui n’a pas envie de venir, dit Florence Saint-Marcoux. On fait de la qualité, pas de la quantité. Pour moi, c’est l’avenir de la protection de l’enfance. » L’association a tout de même des projets d’expansion. Prochain défi : l’achat d’une nouvelle maison pour accueillir les parents et travailler la médiation.
« Des gamins sur qui personne ne pariait »
Alors que le petit groupe s’apprête à descendre au village, Mathis remplit les dernières caisses de pommes de terre. Pour lui, c’est une journée spéciale : ce soir, on fête son départ. Dans deux jours, il quittera le lieu de vie pour rejoindre un établissement permettant l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap, où il travaillera pour une blanchisserie.
En l’absence de Robert, un voisin hospitalisé, Shana, Mathis et Axel prennent soin de son potager. © Amandine Sanial / Reporterre
Ce départ a une saveur toute particulière : Mathis est le premier enfant pris en charge par Live, en 2019. « C’est une petite victoire ! dit Florence. Ce sont des gamins sur qui personne ne pariait. C’est bien la preuve que ce n’est pas parce qu’on a un parcours fracassé qu’on ne vaut plus rien. » Mathis, lui, a du mal à mettre des mots sur ses émotions, à la fois heureux de partir et triste de quitter Bonnefond pour Bort-les-Orgues, à une heure de route de là. « Tu sais que tu reviens quand tu veux ? » lui dit Salomé, éducatrice chez les ados. Comme lui, quinze jeunes ont déjà quitté le lieu, car devenus majeurs, retournés dans leur famille ou réorientés.
Ni téléphone, ni réseaux sociaux
Chez les petits aussi, il y a du changement. La maison accueille deux nouvelles recrues, Mathias et Laurie, 11 et 12 ans. Avec Melina, 10 ans, dont deux passés à Bonnefond, ils se bousculent pour montrer leur chambre. Laurie n’est là que depuis une semaine, mais elle a déjà soigneusement installé ses 31 peluches autour de son lit. Plus tard, elle voudrait « avoir un grand avenir », devenir professeure, ou cheffe cuisinière, elle hésite encore. Melina, elle, voudrait devenir comptable, « pour aider Florence et Philippe ».
Mathias, Laurie et Melina devant leur maison. © Amandine Sanial / Reporterre
Faute d’école dans le village, les enfants doivent prendre le car tous les jours. C’est l’occasion de côtoyer d’autres jeunes de leur âge, une présence qui manque à Bonnefond, « à part l’été, quand les petits-enfants des habitants viennent en vacances », glisse Shana.
Dans le salon, une pile de DVD entoure le seul écran de la maison : une télévision pour le film du soir. Tant que les enfants sont sur le domaine, téléphone et réseaux sociaux sont proscrits. « On les nourrit de tellement d’autres choses », explique Florence. Mathias voudrait choisir le film pour ce soir, mais il faut s’activer : ils sont attendus pour déjeuner aux Tilleuls. Ce midi, c’est côte de bœuf aubrac au barbecue.
Sur le plateau de Millevaches, le village de Bonnefond ne compte qu’une centaine d’habitants. © Amandine Sanial / Reporterre
Quand ils arrivent, Philippe est aux fourneaux et Jacky, 82 ans, déjà à table. Avec sa chambre à l’étage, il est le premier et, pour l’heure, l’unique résident senior du lieu de vie. « Surtout pour des questions administratives, explique Philippe. Si l’on accueille plusieurs résidents, il nous faut passer en ERP [établissement recevant du public]. On ne pourra plus manger les œufs de nos poules ou les girolles de la forêt… »
Habitant de Bonnefond, Jacky a décidé de rejoindre le projet en 2021 pour passer du temps avec les jeunes et « être moins seul ». Quand il est en forme, il emmène les petits en forêt. Aujourd’hui, il partage son repas avec Caroline, Melina, Mathias et Laurie en écoutant leurs histoires.
Caroline est fière : le repas est un succès et on racle le bol de chantilly pour ne pas en perdre une goutte. En bac pro à Naves, près de Tulle, à une cinquantaine de kilomètres de là, elle rêve de devenir kiné ou ostéopathe. Elle aimerait aussi voyager, voir la Russie et la Mongolie. En attendant de quitter l’internat et de trouver du travail, elle revient à Bonnefond tous les weekends. Et y restera « le temps qu’il faudra », lui dit Florence en souriant.