Association d'Assistants Familiaux Lorrains

L'attachement : un pont entre la peur et le plaisir

14-01-2019

C’est grâce à l’attachement si un petit se sent le courage d’explorer le monde, certain qu’un havre d’amour et de protection l’attend en cas de nécessité. Et cela peut même constituer une passerelle entre les espèces…

« Attachement », « attaché » : le substantif et son adjectif sont tellement employés dans la vie courante que leur sens éthologique, psychologique et fondamental court le risque de la dilution et de la confusion. Il n’est pas rare d’entendre quelqu’un dire qu’il est attaché à sa voiture, à un meuble, ou encore plus souvent à son téléphone portable sans que cela ne réfère à la fonction vitale définie par Bowlby, le père de la théorie de l’attachement…

Ici, nous nous attacherons à parler de mécanisme biologique dans son rôle fondamental dans la vie de nombreuses espèces.

Comment « réussir » dans l’évolution ?

Deux grandes voies très différentes ont semblé privilégiées au cours de l’évolution.

• Les espèces qui ont connu le plus grand développement, la plus grande expansion, regroupent les insectes. Ils couvrent toute la surface de la terre. Dans ces cas, l’individu n’a pas d’importance : il est vu comme un élément du groupe ou de la colonie. Ce sont les espèces les plus sociales, les rôles sont définis et non interchangeables à tel point que, chez les abeilles par exemple, les organes reproducteurs s’atrophient et les mâles meurent après copulation.

• Dans d’autres espèces dont la nôtre, le mécanisme de l’attachement inclut l’établissement d’un lien privilégié entre la mère (généralement) et le ou les petits. Ce lien focalise l’attention, la perception sensorielle du petit vers un objet saillant dans son univers. Cela assure sa protection et permet son développement. Dans ces espèces, l’individu prend une valeur importante, au moins pour un autre individu de la même espèce. Ces espèces-là, même moins nombreuses ou moins largement distribuées sur la planète, ont pu combiner réussite de l’espèce et importance de chaque membre du groupe. L’attachement est une clef de cette réussite.

Les espèces qui ont suivi la voie de l’attachement sont très nombreuses et les variantes presque infinies. La plupart des mammifères et des oiseaux, d’une façon ou d’une autre, se développent dans l’attachement. Mais quand une mère humaine, ou chimpanzé, dauphin ou chien, passe la très grande majorité de son temps avec ses petits, d’autres comme les lapines ne passent que quelques minutes par jour dans le nid.

La caractéristique commune, base de la définition de l’attachement chez Bowlby, est la protection contre les prédateurs. Les espèces qui sont elles-mêmes essentiellement des prédateurs sont généralement nidicoles : les petits, vulnérables dans leurs premières semaines, restent dans le nid et développent non seulement un attachement à la mère mais aussi à la fratrie. Les espèces qui sont des proies s’avèrent dans leur majorité nidifuges ou précoces : il en va souvent de la survie du petit d’apprendre très vite à suivre sa mère en toutes circonstances, notamment en cas de fuite rapide en présence d’un danger. Les lapins ont sélectionné une autre adaptation dans laquelle la mère ne vient que quelques minutes pour allaiter. Le reste de son temps est passé loin du nid afin de diminuer le risque que ses petits soient repérés.

Sur la base du mécanisme unique qu’est l’attachement, de nombreuses variations ont ainsi vu le jour.

Le pont entre la peur et le plaisir

L’attachement est donc un processus physiologique, vital selon Bowlby, qui a démontré que ce lien était autonome et ne dépendait pas de la satisfaction des besoins primaires. Il en a fait une fonction vitale et c’est pour cela que, dans sa théorie, l’attachement ne s’applique qu’au lien allant du petit vers la mère. En effet, quelle que soit l’importance de la progéniture, sa disparition ne met pas directement la vie de la mère en danger alors que c’est le cas pour le bébé animal. Même si aujourd’hui les études sur les hormones mises en jeu (ocytocine, prolactine, etc.) et sur la circuiterie cérébrale (implication du circuit de la récompense, contrôle de l’amygdale par les récepteurs à l’ocytocine) montrent à quel point les mécanismes sont comparables chez les deux protagonistes de l’attachement, il n’en reste pas moins que cette relation est dissymétrique par nature. Ce processus inné permet la rencontre entre deux individus en inhibant la peur, cette émotion fondamentale de la vie, et en mettant entre parenthèses les mécanismes de défense pour se laisser submerger par la présence de l’autre.

La découverte de son être d’attachement est tellement importante pour le petit que tous ses sens sont mobilisés pour lui permettre de l’identifier. En fonction des compétences des nouveau-nés de chaque espèce, le toucher, le goût, l’olfaction, l’audition et enfin la vue sont mis à contribution pour reconnaître sans erreur l’être d’attachement. Cette capacité existe dans les deux sens et, même dans l’espèce humaine, infirme sensorielle, au moins sur le plan de l’olfaction, par rapport à nos carnivores domestiques, les performances de reconnaissance de l’odeur de leur bébé par les mères sont excellentes dès la naissance.

Tout est fait pour que la rencontre se passe et soit favorable à celui qui en a un besoin crucial. Une cascade de mécanismes génétiques, neurotransmetteurs, comportementaux se met en place pour arriver au résultat souhaité. Toutes ces étapes sont autant de facteurs de vulnérabilité ou d’occasions d’un dysfonctionnement du mécanisme. Qu’une rate ne lèche pas ses petits assez longtemps et ils ne produiront pas la protéine permettant au gène nécessaire de s’exprimer : la période où la peur s’estompe et leur permet de découvrir le monde ne s’ouvrira pas, ou sera très réduite. Qu’une famille humaine soit préoccupée par sa situation ou ses pensées et l’attachement se construira de façon dysharmonieuse, installant le bébé dans un état d’anxiété qui risque de l’accompagner longtemps. Qu’un quelconque incident vienne perturber l’accouchement dans toutes les espèces, et le déséquilibre du microbiote risque de compliquer la mise en place de l’attachement. Il y a tant de façons que cela se passe mal qu’il faut s’émerveiller que, dans la grande majorité des cas, tout se passe merveilleusement bien, et que le processus remplit toutes ses fonctions, au premier rang desquelles la protection.

Protéger et rendre autonome, le plaisir en plus

Si protéger est le but initial de cette fonction, il n’est pas le seul. Le fait de rendre le petit autonome, si cela paraît moins vital au début de la vie, est pourtant la condition sine qua non d’une existence harmonieuse. C’est là où nous pouvons être encore plus frappés par la sophistication de ce mécanisme dont le but est sa propre disparition. Le corollaire indispensable de l’attachement, c’est le détachement, généralement actif de la part de la mère. Plus l’attachement est rassurant, plus le petit va être capable d’explorer le monde et de s’éloigner tout en venant se réfugier à la moindre alerte. C’est la double fonction de refuge et de base d’exploration qui permet la construction d’un individu capable d’apprendre tous les comportements à sa vie d’adulte, qu’ils soient sociaux, ou reliés à une vie de chasseur dans les espèces plus territoriales. Plus son développement est réussi, plus le petit est capable de partir loin, dans la sécurité absolue que lui confère l’assurance qu’il existe quelque part un havre de paix où un autre individu est toujours prêt à l’accueillir ou à le défendre au péril de sa vie.

Pourtant, cette relation idyllique est appelée à finir, et d’autant plus si elle a bien fonctionné. Quand le petit arrive à maturité, devenu autonome, il va vivre sa vie, parfois loin de son être d’attachement qui connaîtra la douleur de voir partir celui qui était plus important que tout. Comme un bonus, dans toutes les espèces où la mère constitue l’être d’attachement exclusif, les femelles y gagnent en espérance de vie et en capacités cognitives nécessaires à la compréhension des besoins de l’être dont elles ont la charge. Mais si l’histoire doit toujours mal se finir, pourquoi recommencer ?

Les mécanismes neurophysiologiques montrent que la fonction d’attachement met en jeu le circuit de la récompense. Non seulement l’attachement inhibe la peur, mais en plus il procure du plaisir. Sans parler de la sophistication des émotions humaines, il suffit de voir une chienne ou une chatte avec sa portée pour pouvoir observer le plaisir évident que le contact avec ses petits procure à la mère, qui augmente à chaque fois, et que même les animaux non humains anticipent. Ainsi, s’il est très difficile de faire adopter un agneau qui n’est pas le sien à une brebis primipare, cela sera de plus en plus facile au fil de ses portées.

Plus les espèces dont nous parlons associent néoténie et développement cognitif, plus le processus d’attachement peut encore se compliquer en incluant d’autres partenaires même si la figure maternelle reste centrale. Le père compte dans peu d’espèces de mammifères, les humains bien sûr, mais aussi les canidés. Il est en revanche une figure permanente aussi importante que la mère dans la plupart des espèces d’oiseaux. Les chiens, comme les chats, à côté de leur attachement à leur mère sont ainsi capables de s’attacher à leur fratrie.

Chez l’être humain, dans la suite de Bowlby, Mary Ainsworth et Mary Main ont décrit différents types d’attachement à la répartition assez étonnamment constante entre les différentes populations du globe. Ces travaux ont été reproduits chez le chien et ont permis de montrer que dans cette espèce aussi, tous les attachements ne sont pas du même type et conduisent à des situations assez différentes. La majorité des attachements est de type rassurant mais, sans que cela ne soit strictement superposable aux types d’attachement humain, il va être possible de repérer aussi des attachements anxieux ou désorganisés.

Le risque d’aimer

La beauté et la sophistication du mécanisme, son extension possible aux relations interspécifiques (voir encadré) ne doit pas nous empêcher d’en détecter les risques : il ne faut pas voir uniquement le côté idyllique de la relation. Nous avons signalé à quel point les périodes de vulnérabilité sont nombreuses. Le changement d’être d’attachement vient encore compliquer les choses, comme la faible capacité des humains à effectuer un détachement de qualité pour favoriser l’autonomie. Dans notre pratique de psychiatre vétérinaire, ces affections centrées sur l’attachement portent d’ailleurs le nom d’autonomopathie, pour bien souligner à quel point l’animal est empêché dans son accès à l’autonomie, ce qui se trouve à l’origine de sa souffrance. Cela fera sourire certains, mais il n’y a pas de quoi : c’est encore aujourd’hui la première cause d’euthanasie et d’abandon d’animaux jeunes et, par ailleurs, en parfaite santé physique.

Des dépressions de deuil aux autonomopathies essentielles (un équivalent canin des anxiétés de séparation), en passant par les hyperattachements secondaires classiques dans les états anxieux, la richesse de la pathologie de l’attachement vient encore renforcer, s’il en était besoin, l’existence du lien interspécifique. « Avec l’amour maternel, la vie vous fait, à l’aube, une promesse qu’elle ne tient jamais ». La phrase de Romain Gary parle d’humains, mais notre pratique vétérinaire permet d’affirmer que nos animaux compagnons connaissent aussi les bonheurs et les souffrances de la relation d’attachement. ∞

L’attachement entre espèces

Dans toutes les espèces se développant dans l’attachement, il apparaît que ces réseaux neuronaux, ces productions endocriniennes, ces aptitudes comportementales, ne restent pas inutilisées après la période primordiale de développement. Selon le répertoire comportemental de l’espèce, tout cela pourra donner naissance à des relations amicales très sophistiquées, à la constitution de couples monogames, ou même à l’individu de l’attachement interspécifique. Car c’est une évidence quotidienne que la science officielle a parfois encore du mal à reconnaître : l’attachement peut franchir la barrière des espèces. Le lien s’établit alors entre deux individus, qui parfois ne se ressemblent pas beaucoup. Les anecdotes d’amours étranges entre chien et chat, entre chat et oiseaux, entre biche et sanglier, foisonnent, mais nous préférerons la splendeur du quotidien de notre pratique vétérinaire : chaque jour, nous voyons des preuves éclatantes de ce lien affiliatif positif, comme le nomment certains éthologues, de cet attachement, mais nous n’hésitons pas à parler d’amour et d’amitié.

Chiens et humains, chats et humains, parfois des espèces plus étonnantes, nous offrent ces manifestations d’un lien fort qui apporte sécurité et plaisir. L’équipement neurosensoriel, s’il est très différent entre un humain et un chien par exemple, comporte néanmoins des intersections. Là encore, tous les sens participent à l’établissement du lien, même si les informations sont différentes pour l’un et pour l’autre. Qui dira quelle est notre signature pour un chien ou un chat : olfactive, auditive ? Pour nous, la vision est notre voie principale de reconnaissance mais même si cela n’est pas vrai pour eux, l’identification reste possible et rend l’être d’attachement unique et singulier. C’est d’autant plus vrai pour le chien que nous l’adoptons à un moment où il est encore en phase d’attachement primaire : privé de son être de référence, dans une résilience ordinaire, il va le remplacer par un être d’une autre espèce qui prendra alors la même place.

Les preuves scientifiques sont aujourd’hui nombreuses des conséquences bénéfiques de cette relation d’attachement entre le chien ou le chat et les humains. Protection contre les maladies cardiaques, contre la dépression, etc., toute la science ne saura pas dire le plaisir de ces contacts quotidiens. Une étude récente a montré que quand un chien et son humain se regardent, leur taux d’ocytocine monte conjointement et vient enfin lever en partie le voile sur cette biologie du bonheur de la relation entre deux individus d’espèces différentes.

Aujourd’hui, certains s’alarment du dévoiement d’un chien qui aurait perdu son utilité mais l’observation des relations entre les humains et les chiens depuis une très longue préhistoire indique à quel point la relation principale est une relation d’attachement. Si l’on considère qu’Homo sapiens apparaît il y a environ 40 000 ans, n’oublions pas que les premières tombes de chiens enterrés à côté de sépultures humaines remontent à plus de 33 000 ans… à un moment où la seule utilité de chiens, pour ces chasseurs-cueilleurs dépourvus d’armes de jet, ne pouvait être avant tout que le réconfort d’une présence amie dans un monde hostile

Source : Claude Beata Article modifié le 26/10/2018